France Culture / Tout arrive

 

ÉMISSION DU 4 JUIN 2007

 

Arnaud Laporte – … Alors Eaux dormantes, de l’auteur et metteur en scène suédois Lars Norén, pièce qui a vu le jour après un lent processsus, que l’auteur a créée en novembre 2001, sous le titre de Tristano. Reprise l’année suivante, toujours par l’auteur, sous le titre nouveau d’Eaux dormantes, cette version que Claude Baqué a travaillé… et il a construit avec cette version cette mise en scène que l’on peut découvrir au théâtre de l’Athénée

Sophie Joubert – Norén est un très grand auteur, ça commence à se savoir… et on avait parlé ici même de Kliniken monté par Jean-Louis Martinelli… et cette mise en scène d’Eaux dormantes par Claude Baqué ne fait que confirmer ce qu’on savait déjà…

Alors Eaux dormantes commence comme un dîner en ville chez des bourgeois intellectuels, fauteuils design, table basse avec des restes de dîner et un miroir au-dessus en plan incliné qui fait comprendre la hauteur par rapport aux personnages en demi-cercle. C’est un peu comme si leurs doubles les surveillaient d’en haut. C’est très très étrange. L’éclairage est très sombre. Et ces personnages, ils sont très typés socialement… ils se définissent d’abord par leur fonction. Ils sont psychiatre, avocats, éditeur, journalistes… tous des nantis, sauf un : Jonas, le frère de l’un d’entre eux, qui est autiste! Ça n’est pas anodin, puisque sa maladie lui permet d’asséner comme ça certaines choses de manière obsessionnelle et d’apporter une espèce de lucidité à tout ça. Et on peut, à ces sept personnages, rajouter deux absents… des ombres… mais personnages à part entière : Jessica, la fille morte d’un des couples, qu’on verra à un moment, par le truchement d’une video. Et puis Jacob, l’ami d’un des personnages, qui a été cobaye humain dans un camp nazi, dans son enfance.

Alors tout cela est glacé, c’est chic.  Derrière les personnages un mur noir se révèle être un écran video, sur lequel sont projetés des mots, comme dans une installation vidéo d’art contemporain, des mots prononcés par les personnages, qu’on veut souligner – par exemple Bretagne, Bangkok, mais aussi Isaac Stern, Raoul Wallenberg -, et des images, donc, de cette fille morte.

La superficialité et l’esprit sont de mise, avec une pointe de vulgarité qu’on sent, comme ça, au début… et puis tout d’un coup l’une des femmes, l’une des convives nous dit : voilà, pendant les vacances, nous sommes allés à BergenBelsen! Et là tout bascule et finalement, ces sept personnages, on va l’apprendre au cours de la pièce, ont tous un lien avec la Shoah. Ils sont tous fils ou filles de déportés, ou amis de… de déportés. Et ce que pointe Lars Norén dans cette pièce, c’est le retour de l’antisémitisme, un phénomène qu’il a eu le temps d’ausculter, puisqu’il a écrit cette pièce en trois temps : 1982, 1992, et il l’a terminée…

Arnaud Laporte – En 2001!

Sophie Joubert – En 2001, oui, après le 11 septembre… je m’arrête, je vais peut-être laisser parler les autres…

Arnaud Laporte – En bonne camarade, Sophie Joubert… Patrick Sourd ?

Patrick Sourd – … Donc… oui… on est, on est dans … dans une fin de repas, mais il y a des moments où on se demande si on n’est pas peut-être sur un plateau télé, ou… dans… au purgatoire, par exemple, entre…

Arnaud Laporte – Une salle d’attente ?

Patrick Sourd – Oui, c’est une espèce de salle d’attente où ils se lèvent, mais ils reviennent, ils ne savent pas s’ils peuvent se lever, et puis, … l’écriture… de… de Norén…  travaille aussi sur la… sur la disparition de la mémoire, sur … sur les mots qu’on ne sait plus utiliser, sur… sur cet espèce d’effritement comme ça des choses qui seraient… alors c’est la représentation d’une mémoire de l’époque… tout se mêle un petit peu… puisque c’est des gens effectivement qui ont les moyens de voyager, les moyens de se promener… et, … effectivement…  c’est des… des fils et des filles de déportés, donc, le… le problème de… de la Shoah remonte en permanence, mais comme il est dit, dans une fin de repas un verre à la main, ça fait rire aussi et … je dois dire que souvent moi ces rires-là me gênent!… il se trouve que… à l’Athénée… les rires n’étaient pas gênants, et ça c’est une grande qualité que je trouve au spectacle, c’est d’arriver à faire rire sans pour autant être dans… dans quelque chose qui serait désagréable…  mais d’un autre côté… Norén, … bon c’est pas pour rien qu’il l’a montée en Allemagne… donc il y a vraiment des propos très durs sur les allemands, … et très violents quoi et… et bon ça je trouve ça c’est un petit peu gênant il y a un côté très punchy chez Norén qui… qui est provocateur, qui mélange tout et… et qui va très loin à ce niveau là et…  et donc en fait on en sort… on en sort très perturbé quand même…

Arnaud Laporte – Stéphane Grand, rapidement…

Stéphane Grand – Tout est dit. Sophie a dit tout à l’heure que Lars Norén était un grand auteur. Plus encore que Kliniken, moi c’est un texte que j’ai trouvé d’une virtuosité… mais alors au sens noble du terme, absolument étourdissante ! Arnaud, vous employiez un mot tout à l’heure au sujet de la mise en scène de Stéphane Braunschweig, le mot de contamination. Il y a quelque chose aussi, là, dans le discours, quelque chose de l’ordre de la contamination, c’est-à-dire qu’on est au départ en effet, avec ces sept personnages – vivants, ou morts, en transit, vers le purgatoire, ou on ne sait où -, dans un discours extrêmement quotidien, fragmenté, en effet, qui travaille sur la perte, l’oubli, sur la mémoire, etc… et puis l’air de rien, parce que c’est quand même un long texte,la mise en scène de… de Claude Baqué le donne en deux heures et demi de représentation… l’air de rien, eh bien, comme ça, le texte glisse vers des sujets extrêmement graves… qui ont été dits, la question de l’antisémitisme, une actualité beaucoup plus proche du 11 septembre de… de New-York. Et la façon dont c’est fait, c’est-à-dire – pour anticiper un peu par rapport au texte dont on va parler immédiatement après…

Arnaud Laporte – Anticipons très très vite…

Stéphane Grand – … tellement subtilement et avec tellement de virtuosité que, moi, c’est un texte qui m’a laissé vraiment , mais… (mot inaudible)

Arnaud Laporte –  Voilà ! Recommandations unanimes encore une fois pour Eaux dormantes de Lars Norén au théâtre de l’Athénée ! C’est jusqu’au 16 juin !