Lettre à Freud du 10 octobre 1907

Correspondance Tome 1, Gallimard,1975, p145-148

Burghölzli-Zurich, 10. X. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Recevez les plus chaleureux remerciements pour l’excellente photographie et la splendide médaille. Tous deux me font extraordinairement plaisir. Je vais immédiatement vous envoyer également mon portrait, bien qu’un tel acte me semble presque ridicule.

Hier et aujourd’hui j’ai à nouveau été terriblement fâché à cause de Weygandt[1], qui a publié un article plus qu’idiot dans la Monatsschrift de Ziehen. C’est l’une des pires choses qu’on ait jamais déblatérées. Et méchante ! Je connais Weygandt personnellement, c’est un hystérique par excellence et bourré de complexes du haut jusqu’en bas, de sorte qu’il ne sort pas une parole naturelle de son gosier; il est aussi beaucoup plus sot qu’Aschaffenburg. Je n’aurais jamais pensé que les savants allemands puissent produire autant de basse méchanceté. Derrière ce triste avers, je jouis actuellement d’un magnifique revers grâce au traitement d’une jeune femme atteinte de dementia praecox. Chaque cas bien analysable est, n’est-ce pas, quelque chose d’esthétiquement beau, mais ce cas en particulier, car il copie exactement la Femme de la mer d’Ibsen[2]. La construction du drame, la façon dont le nœud est agencé sont identiques à Ibsen, mais la péripétie et le dénouement ne mènent pas à la libération de la libido, mais au crépuscule de l’auto-érotisme, où le vieux dragon s’empare à nouveau de toute la libido qui lui appartient. Le noeud n’est pas dénoué, mais tranché.

La patiente aime de loin un jeune homme riche, X., apparemment sans être aimée en retour. Sur des conseils elle se fiance à un homme, A., convenable et bien éduqué, mais insignifiant. Elle apprend, peu après ses fiançailles, d’un ami de X., que X. s’est lourdement ressenti de ses fiançailles. Sur ce, violente irruption de la passion. Profonde dépression; ce n’est que sur les conseils insistants de ses parents qu’elle se marie. Elle refuse le coït à son mari pendant les trois quarts d’une année. L’homme est touchant de patience, la mère la presse, finalement elle cède et permet, rarement, un coït absolument frigide. Conception. La dépression se relâche lentement un peu. Naissance d’une fille, qui est saluée avec une joie exaltée et aimée d’un amour surnaturel. La dépression est comme effacée. De temps en temps joie déchaînée, elle loue de manière enflée le bonheur de son mariage. Coït frigide comme auparavant. Peu de temps après les couches, elle est prise d’accès d’orgasmes avec onanisme pulsionnel et accompagné de la représentation de son ancien bien-aimé. L’enfant n’est habillée que de bleu. Elle ressemble tout à fait à son mari, mais a quelque chose de particulier en elle, – les yeux – ce ne sont ni les siens, ni ceux de son mari, ce sont de « merveilleux yeux bruns », les yeux de son ancien bien-aimé. Après une seconde grossesse, elle met au monde un garçon, qu’elle déteste dès le début, bien qu’elle ait désiré la grossesse. Jusque-là Ibsen. Puis vient l’antique fatalité. Au bout de deux ans, la fillette meurt. La patiente tombe dans une crise dans laquelle elle blasphème : « Pourquoi Dieu prend-il mon enfant, pourquoi prend-il seulement les beaux enfants et pas les infirmes? On dit qu’il prend les enfants au ciel, ce n’est pas vrai, et si même c’était vrai, on ne sait quand même pas ce qu’il fait avec eux là-bas! » (C’est ainsi qu’est qualifié l’amour pour l’enfant!) Dès lors agitée, colérique, bat son mari, menace de «jeter le garçonnet contre le premier mur venu ». Poussées de suicide, etc. Internement. Ici, au début, profondément déprimée, puis plus gaie avec transfert sur moi, parce que j’ai les yeux bruns et une haute stature. Au moment où l’analyse touche à la sexualité refoulée pendant son mariage, soudaine irruption d’une violente excitation sexuelle, qui se calme après quelques heures. Les rêves sont intéressants dans la mesure où ils montrent que son inconscient ne veut en fait pas seulement tuer le garçon, mais aussi la fillette bien-aimée (en tant qu’enfants du mari?); la fillette semble n’être qu’une figure symbolique du bien-aimé. Il me semble que nous sommes dans ce cas décidément devant une causalité psychogène.

Particulièrement intéressante du point du vue théorique est la circonstance que le moment où apparaît la maladie est celui où réussit le refoulement du bien-aimé gênant, après la première naissance; à ce moment-là, l’orgasme sexuel s’est émancipé, mais sans gêner durablement la personnalité dans son adaptation au mariage.

J’aimerais vous demander votre conseil expérimenté dans une autre affaire. Une dame guérie d’une névrose obsessionnelle fait de moi l’objet de ses fantasmes sexuels excessifs, qu’elle reconnaît, et qui lui pèsent sérieusement. Elle reconnaît mon rôle dans ses fantasmes comme maladif et aimerait par conséquent se détacher de moi et refouler ces fantasmes. Que faut-il faire? Faut-il poursuivre le traitement, qui procure à la patiente, elle l’avoue, un plaisir voluptueux, ou faut-il la repousser? Ce cas vous est certainement familier jusqu’au dégoût; que faites-vous dans de tels cas?

(…)

Avec mes meilleures salutations et mes plus cordiaux remerciements,

Votre entièrement dévoué

Jung


[1] Wilhelm Weygandt (187o-ig3g), professeur de psychiatrie à Würzburg; il traite de la monographie de Jung dans ses « Kritische Bemerkungen zur Psychologie der Dementia praecox », Monatsschrift für Psychiatrie und Neurologie, vol. XXII, 1907.

[2] Fruen fra Havet (publ. 1888).