Manuscrit daté du 5 juin 1888

[Œuvres complètes T14, traduction de P.G. La Chesnais, 1947]

Ier acte. – Le petit point de relâche des vapeurs de touristes. On ne s’y arrête que lorsqu’il y a des voyageurs à débarquer ou à embarquer. Hauts fjelds escarpés tout autour. On ne voit pas la haute mer. Rien que le fjord sinueux. Hôtel des bains. Sanatorium plus haut. Quand la pièce commence, c’est le dernier voyage du vapeur en direction du nord pour l’année présente. Les navires passent toujours vers minuit. Ils glissent lentement, sans bruit, dans la baie, et en sortent de même.

Les personnages comprennent trois groupes. Il y a d’abord des types curieux parmi les habitants de l’endroit. L’avoué, marié pour la seconde fois avec la femme venue de la haute mer. Il a du premier mariage deux jeunes filles déjà grandes. Élégant, distingué, amer. Son passé taché par une affaire imprudente. Le développement de sa carrière, par suite, arrêté. Le barbouilleur d’enseignes déjeté, aux rêves d’artiste, heureux par ses illusions. Le vieux commis marié. Il a écrit en sa jeunesse une pièce qui a été jouée une fois. Il la retouche indéfiniment et vit dans l’illusion de la publier et de percer. Ne fait d’ailleurs pour cela aucune démarche. Se compte tout de même au nombre des littérateurs du pays. Sa femme et ses enfants croient aveuglément à «la pièce ». (Peut-être n’est-il pas commis, mais donne des leçons?) – Le tailleur Fresvik, mari radical de la sage-femme, qui manifeste son « émancipation » par des velléités ridicules d’inconduite, – liaisons avec d’autres femmes mariées; projets de divorce, etc.

Le second groupe est formé des estivants et des malades du sanatorium. Parmi ceux-ci est le jeune sculpteur malade, qui doit se fortifier pour supporter le prochain hiver. L’été suivant lui sont promis une bourse et un emploi et d’autres subsides, et alors il pourra s’en aller en Italie. Redoute la possibilité de mourir sans avoir vu le midi, ni rien créé de bon en art. – Son « protecteur » habite l’hôtel des bains. Exerce une tutelle sur le malade. C’est un homme à principes. Aucune aide, aucun subside cette année. La bourse est un engagement, « ensuite, nous verrons l’année prochaine jusqu’où nous pourrons aller ». Sa femme est bête, orgueilleuse et sans tact. Elle blesse le malade, tantôt exprès, tantôt par inadvertance. – Plusieurs personnages secondaires.

Le troisième groupe consiste en touristes qui arrivent et s’en vont, et qui interviennent épisodiquement dans l’action.

La vie, en apparence, est gaie, facile et pleine d’entrain là-haut, à l’ombre des fjelds et dans l’uniformité de l’isolement. Cependant, est exprimée l’idée que cette sorte de vie est une ombre de vie. Aucune vigueur d’action; aucune lutte pour l’affranchissement. Rien qu’aspirations et vœux. Ainsi vit-on là pendant le court été clair. Et ensuite… on entre dans les ténèbres. Alors s’éveille le vif désir de la grande vie du monde extérieur. Mais que gagne-t-on à cela? Suivant les situations, suivant le développement de l’esprit, croissent les exigences, les aspirations, les vœux. Lui ou elle, qui sont au faîte, recherchent les mystères de l’avenir et une part dans la vie de l’avenir et des relations avec les mondes lointains. Partout des bornes. D’où la mélancolie répandue comme un chant plaintif assourdi dans toute l’existence et la conduite des gens. Un clair jour d’été avec les grandes ténèbres ensuite,… voilà tout…

L’évolution humaine a-t-elle fait fausse route? Pourquoi nous sommes-nous trouvés appartenir à la terre sèche? Pourquoi pas à l’air? Pourquoi pas à la mer. Le désir d’avoir des ailes. Les rêves singuliers de savoir voler et de ne pas s’en étonner,… comment interpréter tout cela?…

Nous aurions dû nous rendre maîtres de la mer. Installer nos villes flottant sur la mer. Les déplacer vers le sud ou le nord suivant les saisons. Apprendre à réfréner tempêtes et orages. Une félicité viendra. Et nous,… qui n’en serons pas! Qui ne la vivrons pas!…

Puissance d’attraction de la mer. Aspiration à la mer. Gens apparentés à la mer. Liés à elle. Dépendants de la mer. Doivent y retourner. Une espèce de poisson constitue un chaînon primitif dans la série de l’évolution. Des rudiments en subsistent-ils dans l’esprit humain? Dans l’esprit de quelques humains?

Les images de la vie grouillante dans la mer et de « ce qui est à jamais perdu ».

La mer possède un pouvoir d’animation qui agit comme une volonté. La mer peut hypnotiser. La nature le peut, d’une façon générale. Le grand secret est la dépendance de l’homme à l’égard des « forces sans volonté ».

Elle est venue de la mer, où était le presbytère de son père. Elle y a grandi,… au bord de la pleine mer. Elle s’est secrètement fiancée avec le jeune second écervelé, – élève renvoyé de l’École navale – qui a passé l’hiver dans un port de refuge par suite d’une avarie survenue au navire. A dû rompre sur le désir de son père. Un peu aussi de bon gré. Ne pouvait pardonner ce qui était apparu au sujet de son passé. Elle était alors trop pleine de préjugés à cause de l’éducation reçue dans la maison paternelle. Ne s’est d’ailleurs jamais affranchie entièrement depuis des préjugés, bien qu’elle soit mieux au fait. Elle est à la limite, dans l’hésitation et le doute…

Le secret dans son mariage… qu’elle ose à peine reconnaître; auquel à peine elle ose penser. La force d’attraction de sa puissance d’imagination vers le précédent. Vers le disparu.

Au fond… dans sa représentation involontaire… c’est avec lui qu’elle vit sa vie de mariage.

Et – d’autre part – son mari et ses beaux-enfants vivent-ils tout à fait avec elle : ces trois-là n’ont-ils pas comme tout un monde de souvenirs entre eux? Il y a des jours de fête à célébrer, dont elle ne peut que deviner la portée. Des conversations tombent, – interrompues lorsqu’elle entre. Elle n’a pas connu celle qu’elle a remplacée, et par délicatesse on n’en parle pas quand elle est là. Il y a une franc-maçonnerie entre toutes les autres personnes de la maison. La gouvernante et les autres domestiques aussi. Jamais elle n’intervient dans ce que les autres savent être à eux. Elle reste en dehors.

Elle rencontre « le voyageur étranger ». C’est ainsi que l’appellent les autres baigneurs. Il a eu, autrefois, un vif penchant pour elle. C’était au temps où elle était fiancée avec le jeune marin. Il s’est surmené et doit prendre des bains de mer. La vie ne lui a pas donné ce qu’il avait espéré. Il est amer. Tranchant, sous une forme moqueuse.

Récit du sculpteur. Envoyé à la mer à douze ans. Naufrage avec le bateau il y a cinq ans. Avait alors dix-sept ans. C’est alors qu’il a eu sa maladie. Resta longtemps dans la mer froide. Pneumonie ensuite. N’en est pas encore tout à fait remis. Mais ce fut quand même un grand bonheur. Car c’est grâce à cela qu’il a pu devenir artiste. Pensez donc, modeler la délicieuse argile qui prend si délicatement forme entre les doigts !

Et que va-t-il modeler? Des dieux? Ou peut-être de vieux vikings?

Non, rien de ce genre. Dès qu’il pourra il essaiera de composer un grand groupe.

Et que représentera ce groupe?

Une scène qu’il a éprouvée lui-même.

Et qu’est-ce donc? Il finit par être obligé de la raconter.

Ce serait une jeune femme de marin couchée et dormant. Et elle rêve aussi. On peut le voir sur sa figure.

Rien de plus.

Ah! si, pourtant. Son mari s’est noyé. Mais il est rentré chez lui tout de même. Pendant la nuit. Et il est là, debout devant le lit, et la regarde.

Mais, grand Dieu,… il a dit que c’était une scène qu’il a éprouvée lui-même!

Hé! oui. Il avait bien éprouvé cela. Enfin, d’une certaine façon.

Éprouvé … ?

Eh bien ! oui,… il ne veut pas dire qu’il l’a positivement vu, bien entendu. Mais tout de même…

Et alors vient le récit – rapide et entrecoupé – qui provoque chez elle de terribles pressentiments et images.