Sylviane Agacinski, à propos de La Dame de la mer

Dans sa forme passionnelle, le désir est l’expérience d’un transport hors de soi. Il se situe à l’opposé absolu de la liberté de choix, de la liberté de décision. Le drame de la Dame de la mer est là, dans le conflit entre le désir de liberté de qui aspire à être soi-même, et la liberté du désir, qui, à l’opposé, est le mouvement vertigineux de qui ne s’appartient plus. Cette liberté du désir qui tourne le sujet ailleurs, vers l’autre, vers le mystère et l’étranger, prend la forme d’une nécessité qui emporte tout. Elle a la force impersonnelle d’un instinct ou d’un destin. Le désir sexuel est source d’angoisse dans la mesure où son flot compromet la stabilité du sujet volontaire et construit.

Brand allait jusqu’au bout de sa logique, jusqu’à sa chute. Ellida cède aux lois d’une vie plus sage – comme si Ibsen faisait reculer son personnage devant la puissance de l’attrait érotique où il risque de s’abîmer.

Extrait de Drame des sexes, Ibsen, Strindberg, Bergman (Seuil,  2008)

 

Françoise Decant, à propos de La Dame de la mer

La lecture de F.Decant nous amène  à attacher nos pas au statut de l’indicible, en suivant les traces d’ Henrik Ibsen dans sa quête de cerner le réel, allant jusqu’à l’épingler du coté de l’impossible.

En effet, en décrivant un sujet divisé, perpétuellement tiraillé entre Eros et Thanatos, l’œuvre d’Ibsen n’a pas peur d’accueillir en son sein l’Etranger, l’Hôte inconnu qui nous habite, car le braver, n’est-ce pas aussi lui faire une place, même si on ne peut le nommer? C’est sans doute parce qu’il était lui-même aux prises avec cet hôte inconnu, cet Etranger, que le poète Rainer Maria Rilke fut lui aussi un fervent lecteur d’Ibsen…

Dans ce très beau texte d’une saisissante sensualité, Ibsen va nouer le sexuel au réel de la mort, et ce nœud, c’est un marin qui va s’en faire le représentant. La mer, l’une des figures de la mère empruntée au symbolisme, est cet étrange objet de fascination mortifère…

F. Decant,  février 2012

→ Le texte intégral de l’intervention


 

François Flahault : La Dame de la mer et les histoires de sirènes

Le personnage principal de la pièce d’Ibsen, la dame de la mer, présente des traits réalistes, mais aussi des traits qui la rapprochent des sirènes légendaires. En mêlant l’atmosphère du conte merveilleux au drame familial, Ibsen n’a pas fait preuve de maladresse ; il a trouvé, au contraire, le moyen de faire entendre les désirs contradictoires auxquels son héroïne est en proie. Comment se réaliser ? Dans le fini ou dans l’infini ? À l’intérieur de la société ou en dehors d’elle ? François Flahault évoquera les histoires de sirènes qu’Ibsen pouvait avoir présentes à l’esprit. Il montrera comment elles éclairent le choix final de la dame de la mer, choix surprenant tant il cadre mal avec la conception romantique et prométhéenne de l’individu qu’Ibsen avait paru revendiquer dans plusieurs de ses pièces antérieures.