Jean Cocteau / À cheval sur le réel et le rêve
Jean Cocteau
Le 9 octobre 1960
« Ibsen. Il est difficile de tenir entre nos mains cette neige sombre et comme éclairée par le soleil noir de la mélancolie de Dürer.
Un schizophrène habite tous les artistes. Beaucoup en éprouvent de la honte et le cachent. D’autres ne sont que sa main-d’œuvre. D’autres collaborent avec lui.
Sans ce fou mêlé à nos ténèbres intimes, une œuvre de poète ne serait rien.
Chez Ibsen, la permanence d’un tel fantôme ressemble à cette fausse nuit nordique où baignent les pièces de Strindberg.
L’admirable d’Ibsen, c’est la force avec la quelle il brave l’hôte inconnu. Il lui oppose la sagesse du psychologue et les pointes de la satire. Peer Gynt résume ce travail s’alchimiste et lorsque Peer devient le cocher du lit de mort de sa mère, l’intelligence (la grande ennemie des poètes) cède la place aux miracles du cœur. Le schizophrène et le dramturge réussissent l’équilibre merveilleux qui ne semble plus venir d’un homme célèbre mais être l’expresssion anonyme d’une époque et d’une patrie.
C’est l’extrême pointe où le style domine un style particulier et rejoint les phénomènes et les énigmes de la nature.
Les revenants, Maison de Poupée, La Comédie de l’amour. Par ces trois contrastes débute un long cortège, véritable avant-garde du réalisme irréel qui sera un jour le signe de notre siècle. »